Article rédigé par Hugues Rollin, avocat associé.
Par décision du 5 mai 2025 (CE, 6e ch. jugeant seule, 5 mai 2025, n° 499977), le juge des référés du Conseil d’Etat a annulé les ordonnances du juge des référés du tribunal administratif de Rouen qui suspendait les arrêtés imposant à Bolloré Logistics et Blue Solution, au titre de la police des déchets, des mesures postérieures à l’incendie d’un entrepot de stockage de batteries.
Cette décision est particulièrement intéressante en matière de droit des déchets, de pouvoir de police et de son articulation avec la police des ICPE. Elle laisse transparaitre un intérêt public à préserver les risques d’atteintes à l’environnement et la santé des populations, justifiant une interprétation très souple du droit des déchets, au stade du référé.
1. Présentation des faits
Le 16 janvier 2023, un entrepôt logistique exploité par la société Highway France Logistics 8 à Grand-Couronne était victime d’un incendie, entrainant la destruction de 892 tonnes de batteries au lithium appartenant à la société Blue Solution (voir par exemple un article du 3 mars 2025)
Ces batteries étaient stockées dans la cellule 1 de l’entrepôt louée à la société Highway France Logistics 8 par la société Bolloré Logistics, elle-même chargée du transport et du stockage de ces batteries pour le compte de la société Blue Solutions.
Le 28 juillet 2023, le préfet prescrivait à Highway France Logistics 8, en sa qualité d’exploitant et sur le fondement de la police des ICPE, de réaliser le démantèlement et la gestion des délais de l’incendie et la déconstruction de l’entrepôt avant le 31 mars 2025 et de mettre en place un dispositif de confinement de la pollution au lithium en vue de protéger les eaux souterraines, en mettant en place une barrière hydraulique.
Par ailleurs, sur le fondement de la police des déchets, le préfet adressait plusieurs arrêtés de mise en demeure le 7 octobre 2024, d’une part à Bolloré Logistics de participer solidairement au retrait des déchets, en tant que personne ayant pris en charge des déchets sans y être autorisée et de participer solidairement à l’élimination de la pollution des eaux souterraines au lithium, d’autre part à Blue solution de faire retirer les déchets, en tant que fabricant et propriétaire des batteries.
Arrêtés du 7 octobre 2024 | |
A Bolloré Logistics, de « participer solidairement, en tant que personne ayant pris en charge des déchets sans y être autorisée, au retrait des déchets issus de l’incendie de batteries usagées de la cellule de 1 de l’entrepôt », avant le 31 décembre 2024, et de fournir à ce titre un bon de commande relatif à ce retrait avant le 30 octobre 2024. De participer solidairement à l’élimination de la pollution des eaux souterraines au lithium au droit de la cellule 1 de l’entrepôt, soit en participant solidairement dès notification de l’arrêté aux frais liés au fonctionnement de la barrière hydraulique mise en place par la société Highway France Logistics 8 pour le paramètre lithium, jusqu’à atteinte du seuil de 840 µg/l de lithium dans les eaux souterraines, soit en participant solidairement à la mise en œuvre, avant le 31 décembre 2024, d’un nouveau dispositif validé par un hydrogéologue agréé visant à réduire la concentration en lithium dans les eaux de la nappe alluviale sous le seuil précité. | A Blue Solution : qui a fabriqué et était propriétaire des batteries ayant brulé dans l’entrepôt, de faire procéder au retrait des déchets issus de l’incendie des batteries avant le 31 décembre 2024, et de procéder à l’élimination de la pollution des eaux souterraines au lithium au droit de la cellule 1. |
Les sociétés Blue Solutions et Bolloré Logistics contestaient ces arrêtés et saisissaient le juge des référés du tribunal administratif de Rouen (JRTA de Rouen), au titre d’un référé suspension.
Cette procédure, fondée sur l’article L. 521-1 du code de justice administrative, suppose de démontrer une urgence à suspendre et un doute sérieux sur la légalité de la décision.
2. La suspension par le juge des référés
Le JRTA de Rouen, par deux ordonnances du 5 décembre 2024 (n° 2404457 et 2404467), considérait qu’il existait une urgence à suspendre ces arrêtés, tout autant qu’un doute sérieux sur leur légalité. Il suspendait donc leur exécution.
2.1 En ce qui concerne la condition d’urgence à suspendre
Le JRTA de Rouen considérait que l’urgence était démontrée en raison :
- du coût de l’évacuation et du traitement des résidus de l’incendie, estimé à 3,2 millions d’euros par un devis
- de la brièveté des délais accordés, eu égard à la technicité des opérations de déblaiement des déchets de l’incendie, dont le juge des référés relevait qu’elle ressortait du devis et des arrêtés préfectoraux reportant la date de l’arrêté pris au titre de la police des ICPE ;
- de l’absence de mise en demeure de Highway France Logistics 8 par le préfet
- de l’absence de risque sanitaire identifié, de l’absence de norme réglementaire et de norme de qualité environnementale pour le paramètre lithium, en dépit d’un risque jugé réel de pollution des milieux aquatiques
- de la mise en œuvre effective d’un dispositif de confinement hydraulique afin de protéger les eaux souterraines, dont l’efficacité était admise par le préfet
2.2 En ce qui concerne la condition tenant à l’existence de doutes sérieux sur la légalité des arrêtés contestés
Le préfet s’était fondé sur ses pouvoirs au titre de la police des déchets, prévue aux articles L. 541-1 et suivants du code de l’environnement. L’article L. 541-3, notamment, précise les mesures de police pouvant être adoptées.
La réglementation impose au producteur et au détenteur de déchets d’en assurer ou d’en faire assurer la gestion, et demeurent responsables des déchets « jusqu’à leur élimination ou valorisation finale, même lorsque le déchet est transféré à des fins de traitement à un tiers ». Il leur appartient de s’assurer de ce que la personne à qui les déchets sont remis « est autorisée à les prendre en charge ».
La mise en œuvre de la police des déchets et donc la légalité des arrêtés suppose que les batteries en cause soient effectivement considérées comme des déchets. C’est-à-dire, selon l’article L. 541-1-1 du code de l’environnement, « un bien dont son détenteur se défait ou dont il a l’intention de se défaire ». Cette qualification est complexe, autant technique que juridique.
Telle est ainsi l’analyse à laquelle se livrait le juge des référés du TA de Rouen rappelant le considérant de principe (par exemple, CE, 26 juin 2023, n° 457040), au titre duquel « Aux fins d’apprécier si un bien constitue ou non un déchet au sens de ces dispositions, il y a notamment lieu de prendre en compte le caractère suffisamment certain d’une réutilisation du bien sans opération de transformation préalable ».
Au terme de longs développements et d’une analyse au cas par cas, tenant compte notamment de la nature et à l’état des batteries stockées, aux modalités de leur stockage en vue d’une réutilisation ultérieure, le juge des référés du tribunal administratif considérait que la détermination de la qualité de déchets était de nature à créer un doute sérieux sur la légalité des arrêtés.
Au titre de ces deux ordonnances, i) la brièveté des délais accordés ainsi ii) que la circonstance que l’obligation d’éliminer la pollution au lithium des eaux souterraines et la participation au fonctionnement de la barrière hydraulique visant à prévenir la pollution des eaux souterraines ne sont pas des mesures visées à l’article L. 541-3, étaient également considérés comme des moyens comme de nature à créer un doute sérieux sur la légalité des arrêtés attaqués.
3. Le rejet des requêtes par le juge des référés du Conseil d’État
Par la décision commentée du 5 mai 2025, le Conseil d’État annule les ordonnances rendues par le juge des référés du tribunal administratif de Rouen le 5 décembre 2024 et rejette les demandes de Bolloré Logistics et Blue Solutions.
En particulier, le juge des référés du Conseil d’Etat invalide l’appréciation portée par le premier juge sur l’urgence à statuer.
Il est fait grief au premier juge d’avoir « écart(é) l’urgence à exécuter les arrêtés préfectoraux litigieux » ou à mettre en œuvre les mesures prescrites par ceux-ci.
Ces formulations surprennent au regard de la rédaction de l’article L. 521-1 du code de justice administrative, supposant la démonstration d’une urgence à suspendre, et non de l’absence d’urgence à exécuter l’arrêté.
En particulier, le juge des référés du Conseil d’Etat considère, pour retenir l’urgence à exécuter l’arrêté et l’absence d’urgence à suspendre :
- Une absence de démonstration par les sociétés requérantes de la disproportion des coûts liés à l’exécution des arrêtés au regard de leurs capacités financières ;
- Le constat de teneurs en lithium particulièrement élevées, très supérieures au valeurs cibles établies par l’INERIS pour les organismes aquatiques des eaux douces et pour l’eau destinée au réseau potable
Le juge des référés du Conseil d’Etat retient à ce titre un « intérêt public qui s’attache à la préservation des risques d’atteinte à l’environnement et à la santé des populations ».
Il en est conclu « que l’urgence à mettre en œuvre les mesures prescrites aux sociétés Blue Solutions et Bolloré Logistics par les arrêtés du 7 octobre 2024 est en l’espèce caractérisée ».
4. Analyse succincte
La conséquence du rejet des requêtes en référé pour un double motif d’absence d’urgence et à suspendre et d’urgence à exécuter les arrêtés au regard des risques pour l’environnement, le juge des référés ne se prononce pas sur les moyens relatifs à l’existence d’un doute sérieux sur la légalité des arrêtés.
En particulier, la qualification ou non de « déchet » des batteries n’est pas abordée. Il est donc implicitement renvoyé au juge du fond sur ce point fondamental à l’issue du litige, qu’il conviendra de suivre.
Cette ordonnance, dont l’interprétation doit rester prudente en l’absence de publication, pourrait être vue comme une forte incitation des préfets à mettre en œuvre leurs pouvoirs de police en matière de déchets et ICPE, y compris en cas d’incertaines qualifications juridiques, en raison de l’intérêt public à préserver les risques d’atteinte à l’environnement et à la santé des populations.
La mise en balance de l’urgence à suspendre et de l’urgence à exécuter la mesure dont la suspension est demandée n’est pas nouvelle (voir par exemple CE, 8 / 3 ss-sect. réunies, 30 nov. 2001, n° 233327, Lebon T.). En matière environnementale, l’ampleur des montants en jeu, comme en l’espèce, tout autant que la complexité des mesures, rend cette mise en balance particulièrement intéressante, bien que redoutable pour les personnes physiques ou morales en cause.
Cette décision du 5 mai 2025 est à mettre en parallèle avec une décision rendue quelques jours plus tôt également en matière de référé, le Conseil d’Etat jugeant que le juge des référés « à qui il appartenait, au regard des principes rappelés au point 3, de se livrer à une appréciation objective, globale et concrète de la situation d’urgence, tenant compte notamment de l’urgence à exécuter les arrêtés litigieux au regard des intérêts publics invoqués en défense, a commis une erreur de droit » (CE, 6e ch. jugeant seule, 2 mai 2025, n° 495728)